3 avr. 2022

Zacharias Kostouplos

Il marchait dans la rue. Une des rues qui mène vers Omnia. Laquelle exactement, je ne sais pas. Peut être une rue avec des mûriers, des youkas ou un tapis d’oranges amères. Il devenait Elle, parfois, la nuit. Ses cils s’allongeaient, ses reins se cambraient. Il enfilait un corset, une perruque pour devenir Elle. Ce jour-là, il marchait dans la rue. Il n’était pas Elle. Il était Il. Il marchait dans la rue de la bijouterie. Depuis plusieurs années, les bijouteries sont devenues des endroits inévitables. On vient y vendre la bague de la grand-mère, le collier de la tante, tout ce qui a un peu de valeur atterrit chez le bijoutier. Le bijoutier transforme l’or en billet de banques, en monnaie et l’on repart avec l’espoir de pouvoir acheter des légumes pour tenir la semaine, peut-être même du beurre, des olives, du pain, de la fêta. Il marchait dans la rue. Sans son chien. Parfois il promenait son chien, mais là, non. Il marchait dans la rue. Seul. Il est arrivé devant la bijouterie. Il est entré dans la bijouterie. Ce qui s’est passé à ce moment-là, on ne le sait pas vraiment. Ceux qui le savent ont préféré cacher la vérité, plutôt que de la dévoiler. Il est entré dans la bijouterie, cela est sûr qu’il est entré. Il s’appelait Zakie'O. Il marchait dans la rue, il est entré. Ensuite, on ne sait pas ce qui s’est passé puisque les caméras ont disparu. Pourtant il y a toujours des caméras dans une bijouterie. Il y a toujours un œil enregistreur qui filme tout. Surtout dans une bijouterie. Mais là, selon les bijoutiers il n'y avait pas de caméras. Plus tard, il ne marchait pas dans la rue il était enfermé dans la bijouterie. Certains ont filmés. Sur les images on le voit prendre un extincteur et tenté de péter la porte en verre de l’entrée. Il prend l’extincteur, et lui donne de l’élan en le tenant avec ses mains, jambes écartées. Il donne de l’élan dans un sens, l’extincteur passe sous ses jambes et vient cogner la vitre de la bijouterie. Mais la vitre ne cède pas. On ne sait pas pourquoi il est enfermé dans la bijouterie. Il manque des images. Il manque des témoignages. Mais ensuite on sait qu’il casse une vitre, une autre, moins épaisse sûrement, une vitre sur le côté, au ras du sol. Il essaye de sortir par cet endroit. Deux personnes sont là, en face de lui. Elles lui donne des coups de pieds. Des violents coups de pieds. Quand il arrive à s’extraire complètement de la bijouterie, ils le frappent, encore, violemment. Il se fait lyncher en plein jour. Une femme intervient, pour tenter de calmer les coups. Ça marche. Un temps. On prévient la police. On les attend. L’homme est allongé sur le sol, blessé. Il ne bouge pas beaucoup. Les policiers arrivent. Il frappe l’homme, coups de matraques, coups de pieds. L’homme se relève, titube à cause des multiples blessures et tente de s’enfuir. Ailleurs. Trouver un ailleurs. Il tente d'échapper comme il peut. L’homme tente de fuir, il marche mal, il rentre dans une table de la terrasse en face. Il s’effondre sur la table puis sur les chaises puis sur le sol. À nouveau sur le sol. Les policiers reviennent et continuent de le frapper. Il est inerte sur le sol. Il ne bouge plus. Les policiers le menotte et l’embarque. La vidéo s’arrête. Les policiers n'ont pas empêché l'accès au lieu. La boutique reste ouverte. Les bijoutiers nettoient les traces. Quand ils le déposent à l’hôpital, l’homme est mort. 
Plus tard, la vidéo fait le tour du monde. La communauté LGBTQ s’indigne. La communauté anar aussi. Ce n’est pas la première fois que les violences policières aboutissent à un meurtre. La famille porte plainte. On ouvre un dossier. Les policiers sont suspendus dans leurs droits d’exercer. Mais ne sont pas accusés. La défense demande leur incupation pour non-assistance à personne en danger et homicide involontaire. Le procureur refuse de mettre la vidéo au dossier. Les policiers et les bijoutiers disent que l’homme était défoncé, un toxico en manque disent-ils. Les analyses prouveront rapidement le contraire. Au bout de quatre mois, le procureur ajoute la vidéo au dossier. Il n’y aura aucune témoignages. Le procès est reporté à cause du "contexte sanitaire". C’était à l’automne 2018. 
Aujourd’hui. Le soleil vient juste de se coucher. Les lampadaires apaisent la pénombre. Il fait si doux. Une cinquantaine de chanteuses de la Chorale d’Exarchia est là, au 50 rue Krimidiou. Il y a aussi deux accordéonistes et une percussionniste. Toutes rassemblées d’un côté de la route. De l’autre, la famille, les amis de Zaki’O, l’avocate et toutes les personnes en soutien. Entre les deux groupes, les voitures passent. Le chant sort des poitrines et des gorges, se faufile entre les roues et sur les toits des bagnoles. Les accordéons s’y mêlent. Plusieurs morceaux. Quatre exactement. Le dernier est un chant d’origine mexicaine zapatiste qui dénonce les féminicides. Un chant magnifique fait de frissons, de colère, de rage et d’espoirs. Un des plus beaux chants que j’ai entendu ces derniers mois dans les milieux militants. Les paroles ont été réécrites en grec et spécialement adapté au procès de Zachi’o. Le chant, le béton et la nuit déploient tout leur amour face à la mort. Là, au 50 rue Krimidiou.
 
[1er avril 2022 - Athènes]



31 mars 2022

COLLINE DE STRÉFI

 

Seul parc sans barrière de toute la ville. Le seul qu’il a donc été impossible de fermer durant les locked down. Lieu qui fut le rendez-vous d’une lutte pour tenter de sauvegarde ce poumon de la ville, cette petite montagne de verdure menacée d’être transformé en parc immobilier. Pour l'heure, on trouve pissenlit, pins, graviers, murs de pierres, amphithéâtre de plein air.

Tout autour, quatre millions d’habitants. Des milliers de constructions béton et murs blancs. Là-bas l’acropole. Derrière la mer. Bruits de moteurs, cris de joie d’enfants, aboiements de chiens.

Une tortue sort d’un tas de pierre, traverse le sentier et file dans les herbes poussiéreuses.

Le sable du Sahara, parfois, vient jusque-là.

Ici chacun on vient avec une bière, un café à emporter, des chiens à promener. Sur un petit coin de terre aménagé en potager, il est écrit « salade sauvage de strefi ».

Quelques rues plus bas, la rue Skilitsi, 13. Ascenseur 3ème étage. Mon refuge. Chez La Kyria et O Scribis. Et un coin rien que pour moi. Une petite chambre aux murs écrus, un grand matelas sur des palettes. Les coussins d’un ancien canapé disposé autour et recouverts de tissus de couleurs, deux étagères de livre, en français, un tabouret de chevet en bois, une lampe, deux grandes fenêtres. En guise de rideaux, deux tissus fins blancs motifs rouges attachés par une fine ficelle. Et puis mon petit coin de liberté : une table de bois ronde, un fauteuil à roulettes et une prise électrique.

Chant des moineaux, bruit de perceuse.

Sur cette table, je tente d’apprendre le grec pour chanter avec la chorale de plein air vendredi prochain. Et le grec, c'est comme un message codé à décrypter : Le P se dit R, le R se dit G ou Y, le H se dit I, le M se dit P, le X se dit Ch, le B se dit V. Ah ok ! Suffit de remplacer la lettre par le bon son ! Ouais sauf que pour dire une phrase ça prend une heure. Ok. C’est partit. 

 

θΑζΟΥΛΙ ΤΟ θΑΣΟΥΛΙ ΓΕΜΙΡΕ ΤΟ ΣΑΚΟΥΛΙ


Fasouli to fasouli, yemisè to sakouli... 

 

(30 mars 2022)

30 mars 2022

AÉROPORT DE FIUMICINO / ROME

Vous ne pouvez pas passer. Votre vol est demain.

Oui, mais il est à six heures du matin. Donc j'aimerais rentrer dans l’aéroport pour la nuit.

Ce n’est pas possible.

Mais môssieur, j’étais là y a une heure, je viens de France. Regardez mon billet.

Bon je vais voir. (talkiewalkie) Non c’est pas possible.

Mais s'il vous plaît. Je ne vais pas dormir là quand même, j’étais là-bas y a deux secondes, là où il y a des cafés macchiato con leche, des pizzas, des boutiques de luxe et trois pianos, un dans chaque salle d'embarquement. J'ai voulu marcher un peu mais j’ai pas compris que je sortais de l’aéroport. Je suis désolée. S'il vous plaît !

Bon on va voir le policier.

Blabliblabla.

Non pas possible, désolé.

Plus tard.

Madame s'il vous plaît, regardez je viens de France et je voulais rester dans l’aéroport mais je me suis perdu et maintenant je ne peux plus rentrer.

Olala bon je vais voir.

Blabliblablaenitalien

Non, c'est pas possible.

S’il vous plaît.

Venez.

Blabliblabla.

Non pas possible. Revenez à minuit. Vous pourrez passer à ce moment-là.

Bon d’accord. Merci


(Tout ça en anglais oui oui oui!!)


Un homme jouait du piano, devant un des magasins en duty free. C’était si beau que lorsqu’il a eu fini j’ai eu envie de marcher. J’ai parcouru les couloirs, le premier, le deuxième, le troisième. J’ai eu envie de respirer un peu l’air de Rome, persuadée que je pourrais re-rentrer à ma guise. Trois policewoman et deux agents d’aéroport plus tard, fière d’être arrivé à parler en anglais plus d’un quart d’heure, j’abandonne l’idée de retrouver le dutyfree et les pianos. Je me réfugie au terminal 3, là où il y a des prises électriques. Structure d’acier et de verre, sièges plastique noirs et accoudoirs.

Je ne suis pas seule à me réfugier là. Nous sommes une dizaine. Puis une quinzaine.

La femme noire a dansé toute la nuit sur son siège. Une autre est arrivée à s’installer confortablement, encastrée entre les accoudoirs des sièges. C’est la seule qui est arrivée à dormir toute la nuit. Une autre a tourné en rond toute la nuit. L’homme maigre a dormi par terre. Les deux jeunes filles asiatiques ont joué sur le haut des sièges, assises à califourchon. Elles ont souvent rit. Chacun.e notre tour, nous avons chargé nos ordis ou nos mobiles. Certains ont joué à des jeux vidéos, d’autres ont téléphoné toute la nuit. À minuit, j’ai tenté de rejoindre le terminal 1. Mais les portes du terminal 3 étaient fermées de 24H00 à 3H. Raté. J’ai retrouvé ma place sur les chaises plastiques. Pas une seule machine à café. Juste un photomaton et d’immenses panneaux publicitaires en placo « next destination ? Shopping ! » avec l’image d’une jeune femme portant une valise et des sacs d’achats.

Les accoudoirs sont vraiment durs. Dormir sur le côté gauche, puis sur le droit, puis sur le dos. Rêver qu’un lapin me mordait l’index droit. Puis de mon ancien chef de chœur.

Un grand calme entrecoupé de bruits d’aspirateurs et des bavardages des femmes d’entretien.

4:00 Retour terminal 1. Douane, papiers, enlever mes chaussures, remettre mes chaussures. Dutyfree fermé. Le hall est quasi vide. Quelques personnes assoupies en travers sur les sièges. Tous les quarts d’heure une annonce pour dire « portera masqua et gardera les distancias. ». Finalement, au terminal 3 nous avons évité cette voix répétitive précédée du son d’un gong.

Machine à café transparente, on voit les grains couler, se faire broyer et le jus macciato con leche sortir d’un petit tuyau. Sandwich parmesan aubergines 4 euros. Choisir la bonne case de poubelle : Carta/rifuti/ plastica allluminio

Vers 6h l’aéroport reprend vie. Un morceau de piano, le bruit des cuillères, des tasses qui s’entrechoquent. Le défilé des passagers : chemises blanches, talons noirs, joggings, baskets, tee-shirts, repose-tête, grands manteaux beiges, blousons identiques pour tous les membres d’une famille, hôtesses de l’air en tailleur, jupe courte bleu liseré jaune, hommes costards cravates, valises violettes, roses, noires, sac à dos, à main, pleurs d’enfants, le roulis des valises sur le carrelage.



Trois hauts le cœur plus tard. Athènes. Le bus X95 et la place Sintagma. Au pied de chaque arbre, un tapis d’orange amères.



C’est là que je dois retrouver La Kyria, mon amie internationaliste aux grands yeux bruns.

 

[28/ 29 mars 2022]