Il marchait dans la rue. Une des rues qui mène vers Omnia. Laquelle exactement, je ne sais pas. Peut être une rue
avec des mûriers, des youkas ou un tapis d’oranges
amères. Il devenait Elle, parfois, la nuit. Ses cils s’allongeaient,
ses reins se cambraient. Il enfilait un corset, une perruque pour
devenir Elle. Ce jour-là, il marchait dans la rue. Il n’était pas
Elle. Il était Il. Il marchait dans la rue de la bijouterie. Depuis
plusieurs années, les bijouteries sont devenues des endroits
inévitables. On vient y vendre la bague de la grand-mère, le
collier de la tante, tout ce qui a un peu de valeur atterrit
chez le bijoutier. Le bijoutier transforme l’or en billet de
banques, en monnaie et l’on repart avec l’espoir de pouvoir
acheter des légumes pour tenir la semaine, peut-être même du
beurre, des olives, du pain, de la fêta. Il marchait dans la rue.
Sans son chien. Parfois il promenait son chien, mais là, non. Il
marchait dans la rue. Seul. Il est arrivé devant la bijouterie. Il
est entré dans la bijouterie. Ce qui s’est passé à ce moment-là,
on ne le sait pas vraiment. Ceux qui le savent ont préféré cacher
la vérité, plutôt que de la dévoiler. Il est entré dans la
bijouterie, cela est sûr qu’il est entré. Il s’appelait
Zakie'O. Il marchait dans la rue, il est entré. Ensuite, on ne sait
pas ce qui s’est passé puisque les caméras ont disparu. Pourtant
il y a toujours des caméras dans une bijouterie. Il y a toujours un œil
enregistreur qui filme tout. Surtout dans une bijouterie. Mais là, selon les bijoutiers il n'y avait pas de caméras. Plus tard, il
ne marchait pas dans la rue il était enfermé dans la bijouterie.
Certains ont filmés. Sur les images on le voit prendre un extincteur et tenté de péter
la porte en verre de l’entrée. Il prend l’extincteur, et lui
donne de l’élan en le tenant avec ses mains, jambes écartées. Il
donne de l’élan dans un sens, l’extincteur passe sous ses jambes
et vient cogner la vitre de la bijouterie. Mais la vitre ne cède
pas. On ne sait pas pourquoi il est enfermé dans la bijouterie. Il
manque des images. Il manque des témoignages. Mais ensuite on sait
qu’il casse une vitre, une autre, moins épaisse sûrement, une vitre sur le
côté, au ras du sol. Il essaye de sortir par cet endroit. Deux
personnes sont là, en face de lui. Elles lui donne des coups de pieds.
Des violents coups de pieds. Quand il arrive à s’extraire
complètement de la bijouterie, ils le frappent, encore, violemment. Il
se fait lyncher en plein jour. Une femme intervient, pour tenter de
calmer les coups. Ça marche. Un temps. On prévient la police. On
les attend. L’homme est allongé sur le sol, blessé. Il ne bouge
pas beaucoup. Les policiers arrivent. Il frappe l’homme, coups de
matraques, coups de pieds. L’homme se relève, titube à cause des multiples blessures et tente
de s’enfuir. Ailleurs. Trouver un ailleurs. Il tente d'échapper comme
il peut. L’homme tente de fuir, il marche mal, il rentre dans une
table de la terrasse en face. Il s’effondre sur la table puis sur
les chaises puis sur le sol. À nouveau sur le sol. Les policiers
reviennent et continuent de le frapper. Il est inerte sur le sol. Il ne bouge plus. Les policiers le menotte et
l’embarque. La vidéo s’arrête. Les policiers n'ont pas empêché l'accès au lieu. La boutique reste ouverte. Les bijoutiers nettoient les
traces. Quand ils le déposent à l’hôpital, l’homme est mort.
Plus
tard, la vidéo fait le tour du monde. La communauté LGBTQ
s’indigne. La communauté anar aussi. Ce n’est pas la première
fois que les violences policières aboutissent à un meurtre. La
famille porte plainte. On ouvre un dossier. Les policiers sont
suspendus dans leurs droits d’exercer. Mais ne sont pas accusés.
La défense demande leur incupation pour non-assistance à personne
en danger et homicide involontaire. Le procureur refuse de mettre la
vidéo au dossier. Les policiers et les bijoutiers disent que l’homme
était défoncé, un toxico en manque disent-ils. Les analyses prouveront
rapidement le contraire. Au bout de quatre mois, le procureur ajoute
la vidéo au dossier. Il n’y aura aucune témoignages. Le procès
est reporté à cause du "contexte sanitaire". C’était à l’automne 2018.
Aujourd’hui. Le soleil vient juste de se
coucher. Les lampadaires apaisent la pénombre. Il fait si doux.
Une cinquantaine de chanteuses de la Chorale d’Exarchia est là, au
50 rue Krimidiou. Il y a aussi deux accordéonistes et une
percussionniste. Toutes rassemblées d’un côté de la route. De
l’autre, la famille, les amis de Zaki’O, l’avocate et toutes
les personnes en soutien. Entre les deux groupes, les voitures
passent. Le chant sort des poitrines et des gorges, se faufile entre
les roues et sur les toits des bagnoles. Les accordéons s’y
mêlent. Plusieurs morceaux. Quatre exactement. Le dernier est un
chant d’origine mexicaine zapatiste qui dénonce les féminicides.
Un chant magnifique fait de frissons, de colère, de rage et
d’espoirs. Un des plus beaux chants que j’ai entendu ces derniers
mois dans les milieux militants. Les paroles ont été réécrites en
grec et spécialement adapté au procès de Zachi’o. Le chant, le
béton et la nuit déploient tout leur amour face à la mort. Là, au
50 rue Krimidiou.
[1er avril 2022 - Athènes]
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